Utiliser un cahier de laboratoire numérique

Cahiers de laboratoire : entre l’héritage du papier et l’horizon du numérique

Sommaire

Certains ont une valeur patrimoniale forte, à l’instar des cahiers de Pierre et Marie Curie conservés et numérisés par la Bibliothèque nationale de France. D’autres font l’objet de querelles juridiques sibyllines (1), dans un contexte de course à l’innovation et au dépôt de brevets. D’autres, enfin, « dorment » dans les laboratoires en attendant l’avènement d’une consultation incertaine.

Accessoire scientifique indispensable, le cahier de laboratoire a vocation à refléter fidèlement l’activité du chercheur, qui y restitue minutieusement les informations relatives au mode opératoire de ses expériences : date, objectif et numéro de la « manip’ », références bibliographiques, relevé de la pesée, de la pression, du temps de chauffe, description du schéma réactionnel, observations, renvoi vers les données brutes stockées informatiquement, illustration des résultats à l’aide de graphiques collés dans le cahier etc. Cet exercice de rigueur a beau paraître banal, il n’en est pas moins crucial puisqu’il conditionne la capacité à reproduire une expérience et, par conséquent, témoigne de la validité des résultats exposés. 

Le tournant des années 2000

Au milieu des années 2000, le ministère de l’Enseignement supérieur a commencé à préconiser l’usage de cahiers normalisés établis en partenariat avec l’INPI. Quelque 100 000 cahiers ont ainsi été distribués gratuitement en 2006. Leur particularité repose sur la numérotation des pages et la présence d’un cartouche dédié à la signature et à la datation de chaque expérience. Au cours de sa thèse, un doctorant peut être amené à remplir de 2 à 10 cahiers. Ramené à l’ensemble des équipes d’un même laboratoire, le travail d’archivage est supposé porter sur des milliers de cahiers. La tenue de ce journal de bord est en théorie soumise à une série d’injonctions garantes de l’intégrité scientifique :

  • Ecrire à l’encre indélébile
  • Ne pas arracher de pages, raturer si besoin mais ne pas « blancoter »
  • Etablir un sommaire
  • Authentifier les documents collés en les signant « à cheval » avec la feuille du cahier
  • Ecrire de manière resserrée afin qu’aucune autre information ne puisse être glissée
  • Signer et faire contresigner systématiquement le cahier etc.

Les observations menées en immersion dans les laboratoires tendent à décrire une réalité plus nuancée. « Ce qui est noté […] n’est souvent lisible que par le chercheur lui-même, qui y colle par exemple les résultats du spectrophotomètre, gribouille des formules et des schémas, synthétise les étapes de la synthèse chimique en oubliant parfois certains détails, omet de le renseigner à certaines dates, en particulier quand l’expérience dure moins de dix minutes… Bref, ce cahier n’est ni exhaustif ni totalement lisible par un non-initié (2). »

Un constat corroboré par les entretiens conduits auprès de doctorants dans le cadre du projet Datacc’.

Cela m’est déjà arrivé de devoir rechercher dans un cahier de labo d’un collègue, mais cela pose pas mal de problèmes : c’est mal écrit ou bien très peu synthétique… Parfois, on dirait un roman… D’autres fois, c’est écrit dans un anglais approximatif.

Un doctorant en chimie

Les « bonnes pratiques » associées à l’usage du cahier de laboratoire sont tributaires du bon vouloir de chacun, dans un domaine où l’aspect discrétionnaire prévaut sur l’imposition de règles uniformes : « Nulle loi, nul règlement, pas même la moindre petite circulaire, ne fixe le contenu du cahier de laboratoire national ni n’en prescrit l’usage aux unités de recherche et encore moins le respect de ses règles d’utilisation. Assis sur des supports mal identifiés, sa valeur juridique est des plus incertaines (3). »

Une approche informelle qui tranche avec la portée probatoire prêtée aux cahiers. Devant les tribunaux et en cas de dépôt de brevet, c’est bien le cahier de laboratoire qui prouve la paternité d’un résultat (identité du chercheur à l’origine de la découverte) et son antériorité (date de la découverte). 

Évolution des pratiques

Le cahier a donc en théorie une valeur intrinsèque forte : c’est un outil documentaire au service de la reproduction scientifique et de la protection juridique. Confier une telle portée à un support papier dégradable, tributaire d’incidents fortuits (inondations, éclaboussures…), difficilement partageable et réutilisable, y compris à l’échelle d’une même équipe, peut poser question. A l’heure où les projets sont menés à l’échelle d’équipes et de laboratoires en co-tutelle, la mise en place d’un outil informatique en lieu et place du cahier papier est susceptible de faire évoluer les pratiques dans trois directions :

  • Mise en réseau des acteurs (grâce aux droits de lecture sur les expériences des chercheurs d’une même équipe)
  • Meilleure traçabilité du contenu : horodatage, possibilité d’inclure des champs obligatoires pour la description de l’expérience, signature électronique (4)
  • Automatisation de certaines tâches jugées fastidieuses (duplication d’expériences, mise en ligne des données) 
  • Meilleur lien entre les « précisions expérimentales » (traditionnellement décrites sur papier) et les « résultats » (au format numérique). (5)

Ces dernières années, les cahiers de laboratoires électroniques ont connu un essor réel. On dénombrerait plus de 100 logiciels sur le marché (6).

En termes de déploiement, en France, l’expérience la plus visible et la plus complète ayant été menée à l’Inserm, avec l’utilisation généralisée de Labguru dans la quasi-totalité des laboratoires de l’établissement, y compris ceux gérés en co-tutelle. D’autres établissements ont opté pour le déploiement de solutions open source, à l’image d’elabFTW, utilisé dans les laboratoires de l’Institut Curie, qui a soutenu le développement de l’outil. Dans des proportions plus modestes, elabFTW est utilisé dans certains laboratoires de l’Université de Lyon 1 (LBBE en biologie, équipe biophysique de l’ILM par exemple). Des solutions « maison » sont parfois développées pour répondre aux besoins sur-mesure de certaines équipes. C’est le cas à Lyon, où une équipe de chimistes de l’ICBMS utilise i-labchem, disponible sous Mac. Au sein de la plateforme LMA de l’Institut des deux infinis, les physiciens ont quant à eux recours depuis une dizaine d’années à OpenSourceLogbook, développé dans le cadre du projet européen Virgo sur les ondes gravitationnelles. A Grenoble, l’équipe software du projet PaNOSC (7), lauréat du programme H2020 et dont le Synchrotron est partie prenante, a mis au point la solution elogbook. L’outil est étroitement lié à la conception du plan de gestion de données retenu par les acteurs du projet. « Si l’on veut comprendre une expérience faite sur une ligne de lumière, il faut avoir le déroulement de l’expérience et les commentaires des scientifiques. Cela est considéré comme faisant partie des métadonnées qui seront exposées, une fois les données ouvertes (8). »

Après plusieurs mois d’utilisation de Labguru au sein de son équipe, une ingénieure d’études de l’Inserm fait un triple constat :

Les manip’ sont beaucoup plus reproductibles. On ne s’y attendait pas forcément. Il y a beaucoup moins de manip’ inutiles car les utilisateurs justifient l’objectif de leur manip’ et je gagne un temps fou grâce à la duplication des expériences.

Une ingénieure d’études en biologie

Le canevas de plan de gestion de données proposé par l’ANR fait justement mention des « cahiers de laboratoire » en tant qu’outil de documentation des données, sans pour autant préciser la nature, dématérialisée ou non, du support utilisé. Or, le renvoi, au sein du cahier papier, vers des fichiers conservés informatiquement induit une certaine fragilité sur la traçabilité des données.

Dans un autre registre, le cahier de laboratoire électronique a inspiré une expérience pédagogique intéressante déployée auprès des étudiants de l’Université Grenoble Alpes et des lycéens de quelques établissements rhônalpins. Baptisé LabNbook, l’outil a été conçu pour intervenir en appui à des séquences de cours.

Comment choisir son cahier de laboratoire électronique ?

Généraliste ou disciplinaire ?

On trouve sur le marché deux types d’outils. Le premier est le cahier dit « générique », donc adaptable à plusieurs disciplines (chimie, biologie, physique…) et différents contextes d’usage (laboratoire, start-ups…)  Dans ce cas, l’accent est mis sur l’ergonomie de l’outil et sa facilité de prise en main (ex : elabFTW). Certains outils permettent même l’ajout de plugins orientés vers une discipline particulière (ex : LabCollector et son plugin chimie). 

Pour faciliter votre travail de repérage des outils disponibles, nous avons élaboré une typologie à partir de sept solutions différentes, dont la plupart ont été pensées pour les chimistes.

Le deuxième type d’outil est « disciplinaire ». Dans ce cas, des fonctions ont été développées pour fonctionner avec des applications, des bases de données et des instruments spécifiques à une discipline. C’est le cas de Mbook, (interfaçage avec Mnova pour l’analyse de spectres, calculs stœchiométriques) ou encore eNovalys, interfacé avec PubChem. La spécificité disciplinaire a l’avantage de permettre une fonction de recherche par structure et sous-structure chimique au sein même du cahier électronique, ce qui représente un gain de temps pour le chercheur.

Quelle sécurité ?

L’enjeu de sécurité des données est une source de préoccupation récurrente pour les chercheurs, dont le degré de confidentialité des travaux peut varier, selon la finalité commerciale du projet et les partenariats engagés avec l’industrie. 

La plupart des logiciels disponibles sur le marché proposent une formule du type « SaaS » (software as a service), qui présente l’avantage de soustraire les laboratoires des contraintes d’hébergement et de maintenance de l’outil (le fournisseur « s’occupe de tout »), mais soulève, en contrepartie, des questionnements sur le respect de la confidentialité des données stockées à l’extérieur, sur des serveurs ou des clouds non-gérés par l’établissement.   

Dans les cas, de plus en plus fréquents, où le laboratoire est situé en « zone à régime restrictif » (ZRR), la sous-traitance de l’hébergement par l’éditeur du logiciel est exclue et la seule option viable semble reposer sur une installation locale de l’outil. Une contrainte qui peut freiner le déploiement de cahiers électroniques dans les laboratoires ne disposant pas de l’assistance technique nécessaire. 

Quelle gestion des stocks ?

D’un laboratoire à l’autre, la gestion des stocks peut varier sensiblement. Elle peut être très informelle, en se fondant sur la « mémoire » des membres du laboratoire. Elle peut s’appuyer sur des tableaux Excel, dont les capacités sont limitées dès lors que le nombre de substances à traiter est important (cas des chimiothèques, par exemple). Elle peut aussi être adossée à des outils spécialisés tels que Chimie Tech.     

Outre la fonction de gestion des expériences, la plupart des cahiers électroniques proposent également la possibilité de gérer les stocks de produits, d’appareils et d’échantillons du laboratoire directement (LIMS en anglais). Cela permet d’avoir un accès central lorsque l’on souhaite faire l’inventaire, commander des produits ou s’assurer de la présence d’une substance en amont d’une expérience. Ces outils permettent généralement d’importer des fichiers du type excel afin d’automatiser la saisie des produits dans la base de données. Les fichiers doivent cependant être structurés selon les consignes de l’outil. 

Pour quel prix ?

Globalement élevé, le prix des licences est calculé en fonction du nombre d’utilisateurs et peut vite grimper si l’outil est mis à disposition de centaines de chercheurs. 

Le tarif se situe dans la majorité des cas entre 100 et 150 euros par utilisateur et par an sans compter le coût de l’assistance technique. Parfois, des formules de licence perpétuelle sont également proposées (3000 € pour 5 utilisateurs par exemple pour LabCollector). Certaines solutions se présentent comme gratuites pour les Universités, mais offrent en contrepartie des fonctionnalités moins développées (absence de signature électronique par exemple). C’est le cas de FindMolecule, comme indiqué dans ce benchmarking.

Opter pour une solution électronique constitue un changement notable de méthode de travail, mais il ne signifie pas nécessairement un abandon total du recours au support papier. Certaines pratiques hybrides peuvent apparaître, lorsque les chercheurs, par convenance personnelle, continuent d’annoter des relevés de mesure ou autres observations sur leur propre cahier, avant de renseigner le cahier électronique de manière exhaustive. D’autres, au contraire, préfèrent centraliser toutes les informations sur le même support et utilisent leur cahier électronique à partir d’une tablette, parallèlement aux manipulations effectuées.

Au final, le choix entre le support papier et numérique suppose un arbitrage mûrement réfléchi. La décision repose sur un équilibre triangulaire entre la différence de coût (le papier s’avère bien plus économique, même si la non-traçabilité des expériences représente aussi un ‘coût’), la différence d’usage (l’acculturation à l’outil peut prendre du temps, le papier restant commode en paillasse) et la différence d’environnement (enjeu pour la sécurité des données).

Des articles pour aller plus loin :
Institutional ELN/LIMS deployment
Considerations for implementing electronic laboratory notebooks in an academic research environment

  1. La jurisprudence française fait état de cas problématiques. Nous en citons deux : tenue aléatoire d’un cahier de laboratoire aboutissant à l’exclusion temporaire d’un chercheur dans un contexte de dépôt de brevet (TA Montpellier, 19 déc. 2014, n° 1305840. Consultable en ligne), falsification de cahiers de laboratoire aboutissant à un licenciement (CA Paris, 10 juin 2016, n° 15/07884. Consultable en ligne)
  2. SIDI-BOUMEDINE, Farid. La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des nanotechnologies. Ecole normale supérieure de Lyon – ENS LYON, 16 septembre 2013, p.307. Consultable en ligne.
  3. VARNEROT, Valérie. Le cahier de laboratoire national et la propriété intellectuelle : du petit « guide-âne » à l’analyse critique. Droit Prospectif: Revue De La Recherche Juridique, 2009.
  4. Le droit français reconnaît la validité de la signature électronique grâce à la loi du 13 mars 2000, qui transpose une directive européenne de 1999. Les conditions de certifications électroniques à respecter ont été définies par décret (décret initial du 30 mars 2001).
  5. Electronic Laboratory Notebooks (ELNs) as Key Enablers of Open Science. Rapport réalisé pour le compte de la Commission européenne, 2019. European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Switters, J., Osimo, D., Electronic Laboratory Notebooks (ELNs) as key enablers of open science : open science monitor case study, Publications Office, 2019, https://data.europa.eu/doi/10.2777/07890
  6. KANZA, Samantha, et al. « Electronic lab notebooks: can they replace paper? » Journal of Cheminformatics, vol. 9, no 1, mai 2017, p. 31. BioMed Central, doi:10.1186/s13321-017-0221-3.
  7. Photon and Neutron Open Science Cloud.
  8. Intervention d’Andrew Götz lors de la conférence du CNRS sur EOSC, 22/01/2020. Vidéo disponible.

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